Docteur Robinson et Mister Crusoë
Note de l’éditeur
En 2017, une expédition scientifique a abordé une petite île encore inexplorée, comme le Pacifique en compte encore beaucoup. Les restes d’un campement de fortune y ont été retrouvés, parmi lesquels un journal tenu par l’infortuné Docteur Henri Robinson. Henri Robinson était le médecin de bord de l’Atlante, un navire commercial porté disparu le 15 août 1932. Une vérification des registres a établi que l’équipage ne comportait aucun Édouard Crusoé. Ce qui suit est constitué d’extraits du journal du Docteur Robinson.
17 mars 1933
Aujourd’hui, j’ai cuisiné une énorme limace. Du moins une créature qui y ressemble. Je m’apprête maintenant à la manger. Je n’ai jamais mis en bouche une chose pareille. J’espère que je ne vais pas en être malade, ou pire. J’ai pris mes précautions : je l’ai séchée au soleil, puis je l’ai longuement faite bouillir. Et je ne vais en absorber qu’une très petite quantité. Il n’y a que de cette façon que je peux minimiser les risques, sans toutefois pouvoir les écarter complètement. Jusqu’ici, je n’avais procédé comme cela qu’avec des plantes. C’est la première fois que je m’apprête à consommer un aliment aussi étrange et, il faut bien le dire, aussi peu appétissant. Cela me rappelle quand j’étais enfant et que mes parents m’obligeaient à manger des escargots. Je détestais ça. J’en frissonne encore. Mais voilà, je ne suis pas doué pour la chasse et c’est tout ce que j’ai pu attraper pour le moment. La chose ne s’est pas beaucoup défendue. Je préfère écrire mon journal avant de goûter. Au cas où. Il y au un côté roulette russe à cette affaire. Allez, une cuillerée pour Maman !
12 mai 1933
Aujourd’hui, encore une nouvelle expérience culinaire. J’ai découvert un nouveau fruit. Cela ressemble à un petit ananas, de la taille d’une grosse prune ou d’une petite pomme. La peau, d’un vert tendre, présente des pointes qui font des piqûres douloureuses, mais non venimeuses. La chair et le jus en sont rouge, grenat, comme l’intérieur d’une figue. La plante qui le produit pousse sur le sol, où elle forme de bas taillis de branches courtes, sur lesquelles poussent de petites feuilles allongées et fines d’un vert sombre et légèrement brillant. Hors de cette île, je n’avais encore jamais vu cette espèce. J’ai soigneusement pelé un de ces ananas-nains (j’ai décidé de les appeler comme cela). Puis, suivant mon habitude lorsque je me risque à essayer un nouvel aliment, je l’ai bouilli longuement et j’en ai mangé un petit morceau. Pour le coup, je me demande si je n’ai pas fait une erreur. Le goût en était extrêmement amère. J’ai eu l’impression d’avaler de la quinine pure ! Après ça, j’ai beaucoup bu et j’ai ensuite mangé un poison pêché ce matin. Malgré cela, je sens encore le goût répugnant de cet ananas-nain sur ma langue !
14 mai 1933
J’ai décidé que nous étions le 14 mai aujourd’hui. En fait, il m’est difficile de le dire avec certitude. J’ai perdu la notion du temps. Mon dieu, mais qu’y avait-t-il dans cet ananas-nain ? J’ai vécu un délire hallucinatoire de plusieurs heures, peut-être plusieurs jours. Lorsque j’ai repris mes esprits, j’étais déshydraté et j’avais une faim infernale ! Je ne dirai pas que j’ai été malade. Bien au contraire, je n’ai eu ni nausée, ni mal de tête ou quoique ce soit. Et mon hallucination a été plutôt... agréable ! Il n’en aurait sans doute pas été de même si je n’avais pas été si prudent... C’était comme si j’avais retrouvé les plus belles années de ma vie ! J’étais à nouveau à Londres, à l’époque de mes études en médecine. Quelle vie j’ai menée alors ! Car, dans mon délire, je ne m’attardais pas en cours ou sur les livres d’anatomie, mais plutôt dans les soirées ou les cafés. Je retrouvais mes amis d’alors. Nous nous affrontions dans des disputes philosophiques ou des concours de boisson, selon l’humeur. Je revivais ! Il n’y avais qu’une ombre au tableau. Un personnage étrange, au visage extrêmement laid, grêlé comme de vérole, rougeaud, les yeux bouffis, luisants de vice, des cheveux épars tombant sur sa face hideuse. Il semblait me suivre. Il ne me quittait pas des yeux, paraissant m’observer, ne s’éloignant que lorsque je tentais de l’aborder. Il me paraissait attendre l’occasion de s’en prendre à moi. Pourquoi faire ? Me tuer ? Je ne pouvais m’empêcher de le penser.
15 mai 1933
Aujourd’hui, je n’ai pas le moral. De toutes les méthodes que j’ai développé depuis les neufs mois que j’ai échoué sur cette île pour tromper la solitude, aucune n’a fonctionné. Je n’avais envie de rien. Chasse, pêche, baignade, expériences agronomiques, améliorations de ma cabane, bain de soleil sur la plage, rien ne me tentait. Un dégoût de tout m’a pris et j’ai fini par me recoucher sur ma paillasse dans ma cabane. Mais pas moyen de dormir. Je fermais les yeux, essayant de ne plus penser. Neuf mois aujourd’hui. Le temps de faire un enfant. Presque un anniversaire. Neuf mois de solitude absolue, à ne pouvoir parler qu’au ciel, à la mer ou aux bêtes sauvages. Quelle fête ! Lorsque j’ouvre les yeux, je ne peux m’empêcher de les poser sur cet ananas-nain. Je suis tenté d’en manger à nouveau. Je ne dois pas. Je ne sais quel est son principe actif, mais, quel qu’il soit, même s’il n’avait pas d’impact direct sur ma santé, il m’offre une fuite de la réalité qui ne peut que me faire tort. Il ne faut pas que je mange. Ou bien seulement pour les grandes occasions. Quelles occasions pourrais-je bien trouver ici ? N’ai-je pas dit tout à l’heure que c’était presque un anniversaire aujourd’hui ?
16 août 1933
Quel foule pour cette réception hier soir ! Un an que je suis sur cette île, il fallait bien marquer le coup ! Je ne m’attendais pas à un tel succès tout de même. J’ai bien cru les domestiques ne suivraient pas, mais ils s’en sont bien sortis, malgré quelques déboires. Les invités ont dévorés les ananas-nains séchés tels un nuage de crickets. Il a même fallu aller en prendre dans la réserve. Heureusement que j’en ai des quantités ! L’ambiance a été formidable et tout le monde s’est amusé. Les derniers ne sont partis qu’au petit matin. Tout aurait été parfait s’il n’y avait pas eu un point noir : le sinistre Édouard Crusoé était là. Je ne l’avais pourtant pas invité, mais il a dû avoir vent de l’événement et décidé d’y venir malgré cela. Son comportement a été grossier, vulgaire, il n’a cessé d’importuner mes amis jusqu’à ce que nous le jetions dehors, exaspérés. Et toujours, avec ses yeux de poisson mort, il me fixait, s’assurant que je me rendais bien compte de ce qu’il était en train de faire. Que me veut-il à la fin ? Depuis la faculté de médecine, il prend un malin plaisir à me harceler. Aux seuls moments où sa conduite a été supportable, il s’est intéressé aux ananas-nains. Je jurerais qu’il en a glissé dans la poche de son veston. Si cela pouvait le rendre plus vivable, je ne lui en voudrais pas.
25 août 1933
Me voilà un peu plus sobre. Je me suis presque complètement abstenu d’ananas ces derniers jours. Je crois en avoir un peu abusé : mes réserves diminuent à vue d’œil et je crains maintenant d’en manquer avant la prochaine saison... Cela paraît invraisemblable, mais je me demande si je suis bien seul sur cette île. J’avais déjà eu cette impression, de manière répétée depuis quelques temps, mais je le mettais sur le compte de ma trop grande solitude. Mais j’ai trouvé une empreinte de pas dans de la boue séchée. Vue les dimensions, cela aurait pu être mon pied. Mais je ne suis pas venu à cet endroit depuis des mois. Ai-je pu me tromper ? En tout cas, s’il y a un nouvel arrivant, on dirait qu’il ne veut pas me rencontrer, qu’il m’évite. Pourquoi ? N’avons-nous pas intérêt à nous entraider ? À moins qu’il ne me connaisse déjà et que, malgré les circonstances, il préfère ne pas me rencontrer. À quel point faudrait-il me haïr pour en arriver là ? Comment a-t-il fait pour me reconnaître sans que je découvre sa présence ? Et quelle coïncidence de se retrouver tous deux naufragés au beau milieu du Pacifique ! Une autre possibilité serait qu’il était sur le même bateau que moi et que lui aussi ait survécu, mais qu’il se serait échoué sur une autre partie de l’île. Il aurait découvert ma présence et se serait dissimulé depuis. Mais qui, sur ce bateau, pouvait me détester à ce point ?
30 août 1933
Ce matin, la moitié de ma réserve d’ananas-nains séchée a disparue. Elle n’a pas été dévorée sur place ni emportée par quelque animal guidé par son flair. Non, je la stocke dans un coffre récupéré dans l’épave. Seul un être humain peut avoir fait cela. De plus, il savait ce qu’il faisait et où trouver ce qu’il cherchait. Je ne suis donc pas seul sur cette île et l’autre a pris le temps de m’observer et de découvrir mes habitudes. Il connaît aussi les vertus de ces ananas. Il les apprécient au moins autant que moi, mais lui n’a pas pris soin de se constituer une réserve pour patienter jusqu’à la prochaine saison alors quand il en a manqué, il est venu se servir chez moi. Ce salaud ! Comment vais-je faire maintenant pour tromper la solitude jusqu’au printemps prochain ? Il va falloir que je me rationne. Déjà aujourd’hui, je me suis contraint à n’en pas manger. Mais j’ai peur qu’il revienne et qu’il me dépouille à nouveau. Il faut que je trouve une façon de protéger ma réserve. Je pourrais aussi essayer de m’emparer à nouveau de ce qu’il m’a pris. Il faudra explorer l’île pour découvrir où il se cache. Car, il se cache, pas de doute, si non comment aurais-je pu tant parcourir cette île sans jamais l’apercevoir lui ou son campement ?
13 septembre 1933
Je l’ai trouvé. Je sais qui c’est : Édouard Crusoé. J’avais oublié qu’il était sur le bateau avec nous. Comment ai-je pu ? Maintenant que j’y repense, ça me revient. Il m’évitait déjà, pas de doute et, du coup, je l’ai à peine croisé. Quel était son rôle à bord ? Je ne m’en rappelle pas. Peut importe. Il est l’autre survivant, celui qui partage l’île avec moi, mais préfère me faire croire que je suis seul que de me parler... J’ai d’abord découvert où il avait caché les ananas-nains qu’il m’avait volés. Il a été malin : au lieu de les mettre le plus loin possible de moi, là où j’ai été cherché en premier, Crusoé les a dissimulé entre les deux branches d’un arbre, à l’orée de la jungle, non loin de mon campement. J’aurais presque pu les voir assis à côté de mon feu de camp ! J’ai alors trouver une cachette discrète non loin de là et j’ai attendu en mâchant un ananas. J’ai dû attendre de longues heures sans bouger, mais il a finit par venir. Lorsque je l’ai vu, j’aurais pu lui sauter à la gorge. Je me suis retenu et je l’ai observé. Il s’est pris un bel ananas séché et a mordu dedans avec une satisfaction évidente avant de repartir. Je l’ai suivi. Je ne savais pas encore quelles étaient mes intentions. Je voulais le rosser, pas de doute, mais j’ignorais ce que j’allais faire de lui ensuite. Toutefois, il fallait que je l’observe avant, que je découvre comment il avait survécu jusque-là, comment il s’était installé. Je pourrais en retirer quelque chose, du matériel ou des astuces. Maintenant, je sais ce que je veux faire de lui après. Je vais le tuer. Il n’y a pas assez d’ananas pour deux sur cette île !
Note de l’éditeur : l’entrée suivante du journal est la dernière ; elle paraît écrite d’une autre main que celle du Docteur Robinson.
14 septembre 1933
Cet imbécile de Robinson tenait donc un journal ! Et il voulais me tuer, il l’a écrit ici, noir sur blanc ! Si j’avais eu des remords, j’en serai lavé ! Car je l’ai tué ! Je lui ai fait la peau ! Je l’ai massacré ! Il y a si longtemps que j’attendais ça ! J’ai vécu dans son ombre tellement d’années ! Déjà enfant, tout le monde m’ignorait. Et les choses ne se sont pas arrangées lorsque nous avons grandi. Qui connaissait le pauvre Édouard Crusoé ? Personne. J’étais un inconnu. Maintenant, j’ai pris ma revanche. Maintenant, Édouard Crusoé est le Roi de son île !