De l'autre côté du tiroir

Alice était sur le trottoir, à l’entrée de son école. Sa mère n’était pas là et elle attendait. Quand viendrait-elle ?

Autour d’elle, les autres enfants criaient, jouaient, riaient. Certains sautaient au cou de leur père ou de leur mère. Personne ne semblait voir Alice. Tous s’agitaient autour d’elle, mais personne ne lui accordait attention. Elle était seule, abandonnée au milieu de cette foule, immobile, incapable de bouger.

Maman, où es-tu ?… Maman ?

Autour d’elle, le monde devient flou. La tête commence à lui tourner. Elle a envie de fuir, de se retirer de ce monde.

Un homme s’approche d’elle. Il est vêtu d’un grand imperméable ouvert et d’un chapeau. Le soleil de fin d’après-midi l’auréole, faisant de lui une ombre immense dont elle ne peut deviner le visage. Mais elle voit ses yeux briller, portant sur elle un regard intense.

— Bonjour Alice. Approche-toi.

Elle reconnaît la voix. C'est un collègue de Maman qu'elle n'aime pas. Hochant la tête, elle s'avance d'un pas hésitant.

— Ta mère ne pourra pas venir te chercher aujourd’hui. Elle m’a chargé de m’occuper de toi. Viens avec moi, s’il te plaît.


Isabelle s’éveilla en sursaut. Elle avait fait un cauchemar. Il (qui?) s’était évanoui aussitôt qu’elle avait ouvert les yeux, incapable d’en retrouver le souvenir. Lui restait seulement une impression de solitude et de danger.

La lumière entrait à flots dans la chambre, filtrée à peine par de vaporeux rideaux blancs. Elle pensa avoir dormi trop longtemps. Elle regarda son mari, Alphonse, couché sur le ventre, la tête dans l’oreiller. Il ronflait tant qu’il pouvait, mais elle eut tout de même un sourire de tendresse pour lui.

Puis ses yeux se tournèrent en face d’elle, vers sa nouvelle coiffeuse. Hier, elle avait fêté son anniversaire, et Alphonse avait réussi à la surprendre encore une fois en lui offrant cette superbe antiquité. Elle n’osait imaginer combien elle avait pu coûter, mais il avait fait une folie à n’en pas douter.

Isabelle se leva et s’approcha de la coiffeuse. Curieusement, elle avait éprouvé une impression mitigée en la découvrant la veille. Elle était magnifique, aucun doute là-dessus. Mais elle donnait à Isabelle un sentiment étrange où se mêlait familiarité et inquiétude, comme si Isabelle l'avait déjà connu dans une vie antérieure.

Alphonse lui avait expliqué que la coiffeuse datait du règne de Napoléon III, qu’elle était faite de multiples bois précieux, rose, ébène, chêne, acajou, palissandre et que son plateau était en marbre. Dessus, il y avait un grand miroir, encadré d’une sculpture florale et flanqué de quatre petits miroirs ronds, pris dans la même structure.

Elle s’assit devant l'inquiétante merveille et en examina le décor. Son regard rencontra son reflet que lui renvoyait l’un petits miroirs.

Elle avait quarante-cinq ans. Elle était jeune encore, pleine d’énergie et d’une envie de vivre exubérante. Elle était comme elle avait toujours été. Mais elle se sentait vieillir, doucement, imperceptiblement. Elle voyait dans ce reflet les premières rides qui marquaient son visage, encore discrets sans doute, mais il lui semblait pourtant que l’on ne pouvait plus voir que cela. Elle…

Elle se ressaisit. Pas question de se laisser aller à ce genre de complaisance. Ce n’était pas son genre. Pour distraire sa pensée, elle entreprit d’examiner les tiroirs de la coiffeuse.

Elle ouvrit d’abord les deux qui se trouvaient aux pieds des petits miroirs, sur le plateau. Ils fermaient avec une jolie clé dorée, coulissaient parfaitement et étaient presque aussi beaux à l’intérieur. La restauration avait été soignée et les détails n’avaient pas été négligés.

Elle ouvrit ensuite le tiroir central, en dessous du plateau. Elle découvrit que la façade pouvait basculer, révélant une tablette écritoire couverte d’un sous-main en cuir fin orné de motifs dorés. Au fond, dans les coins, il y avait encore d’autres petits tiroirs qu’elle entreprit d’explorer également.

Isabelle ne remarqua rien de particulier jusqu’à ce qu’elle referme le troisième tiroir. Celui-ci ne glissait pas aussi bien que les autres, comme si quelque chose gênait le mouvement. Elle sortit le tiroir de son logement et le retourna. Une carte était scotchée sur le fond. Elle la décolla et l’examina. Il s’agissait d’une veille photographie en noir et blanc avec une bordure blanche. On y voyait une petit fille blonde aux chevaux bouclés qui tombaient sur ses épaules. Elle était sur les genoux d’une jeune femme, peut-être sa mère. En arrière-plan, il y avait un bâtiment élevé et austère qui ne rappelait rien à Isabelle. La fillette portait une robe blanche à dentelle et la femme une blouse blanche ouverte sur un tailleur strict. Le dos portait l’inscription, d’une écriture sèche : «Alice et Thérèse, avril 1954.»

Isabelle retourna une nouvelle fois la carte. Le visage de la femme avait été gratté. Avec force, comme pour l’effacer. La photo portait de multiples griffures et le papier en était presque percé là où avait été la bouche de la femme.

La fillette lui rappelait vaguement quelqu'un, mais qui ? Impossible de le dire. Voilà qui avait piqué la curiosité d’Isabelle. Elle se mit alors à fouiller sa nouvelle coiffeuse de façon systématique. Elle en sortit tous les tiroirs un à un, en ouvrit toutes les portes, démonta tout ce qui pouvait cacher quelque chose.

Se faisant, elle réveilla son mari qui n’avait pas bougé jusque-là. Il se leva, l’embrassa et regarda, éberlué, sur le sol, tous ces tiroirs qui formaient comme un cercle autour d’elle.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il.

— J’ai trouvé ça sous un tiroir, collé au fond.

Il prit la photographie qu’elle lui tendait et l’examina en fronçant un sourcil.

— Étrange, dit-il. Quelqu’un l’aura caché là il y a des années. Étonnant que ce soit passé inaperçu si longtemps.

— Du coup, reprit-elle, j’ai décidé de fouiller tout le meuble. On ne sait jamais, il y a peut-être d’autres trésors cachés.

Après un moment passé à la regarder faire, Alphonse dit :

— Je vais faire du café.

Isabelle resta seule. Elle n’avait rien trouvé d’autre, mais ne se résignait pas à arrêter ses recherches, bien qu’elle ne voit pas comment les poursuivre. Elle remarqua alors que deux tiroirs qui paraissaient identiques n’avaient pas la même profondeur.

Elle les examina mieux. La hauteur de l’espace intérieur de l’un des deux était plus petit d’environ un centimètre et demi. Isabelle en manipula le fond et observa qu’il y avait du jeu, qu’elle pouvait le déplacer sur environ quatre millimètres. Elle le poussa aussi loin qu’elle put vers l’ouverture et appuya sur un coin au fond. La fine planche sortit de son logement, se relevant assez de l’autre côté pour qu’Isabelle put la saisir et l’en extraire tout à fait. Un cahier d’écolier se trouvait dans ce double-fond. Il était assez épais, peut-être deux cents pages, et il lui parût ancien. D’un geste hésitant, Isabelle ouvrit la couverture. Sur la page de garde était écrit :

Journal

14 avril 1954 —

et rien d’autre. Isabelle en examina l’écriture. Elle lui parut presque enfantine, mais peut-être plus tout à fait, et féminine. Était-ce le journal d’une jeune adolescente ? Elle tourna la première page.

14 avril.

Cher Journal,

Je me présente : je m’appelle Alice. Toi, c’est Journal, mon cher Journal. Je ne sais pas si nous allons passer de bons moment tous les deux, mais il paraît que je peux tout te dire.

Isabelle tourne les pages. Les deux tiers du cahier environ étaient remplis de cette même écriture scolaire. Le reste était vierge. Elle lut quelques pages au hasard, sans que tout d’abord rien ne retienne spécialement son attention.

Comment le journal était-il retrouvé caché dans le double-fond du tiroir de sa coiffeuse ? Pourquoi était-il interrompu ? se demanda Isabelle. Elle pensa qu’elle pourrait en apprendre plus en lisant la dernière journée.

17 juin 1957

Cher Journal,

Est-ce la dernière fois que je t’écris ? J’en ai peur. Demain, peut-être que je serais morte. Le professeur Klein, je l’ai entendu crier au téléphone. Il disait qu’il ne voulait pas mettre fin à l’expérience comme cela, qu’il ne pouvait simplement éliminer les cobayes. Moi et les autres, quoi. Il a dit qu’il fallait nous déconditionner. À la fin, il a raccroché, furieux. Depuis, je ne l’ai plus revu. Je crois qu’ils l’ont éliminé, lui d’abord. Je crois aussi que c’est ce qui est arrivé à Maman, il y a si longtemps maintenant que j’ai du mal à me rappeler de son visage. Je pense qu’elle n’était pas d’accord, qu’ils ont voulu pousser l’expérience trop loin et qu’elle n’a pas voulu continuer.

Maman, mais pourquoi m’as-tu fait cela pour commencer ?

Isabelle sentit une goutte de sueur perler sur son front. De quelle expérience parlait-elle ? Menée sur des enfants ? Quelle horreur avait-on encore imaginée là ?

Elle lut alors le journal à rebours. La petite fille qui l’avait commencé était alors une jeune adolescente qui essayait de comprendre quelle était sa place dans le monde. Et ce qu’elle avait découvert faisait froid dans le dos.

Alice vivait dans une sorte de colonie d’enfants, retirée du monde, perdue dans les montagnes. Les autres étaient plus jeunes qu’elle. Les adultes autour d’eux portaient presque tous des blouses blanches et parlaient un jargon scientifique auxquels les enfants ne comprenaient rien. Mais Alice, elle, finit par comprendre.

La plupart du temps, ils vivaient une vie presque normale autant qu’il était possible dans ces conditions d’isolement : ils suivaient l’école sur place, jouaient dans les prés… Mais il y en avait toujours un de manquant. On ne parlait pas d’absent, car on se doutait bien qu’il était ici, quelque part. Et puis il revenait le lendemain ou le surlendemain alors qu’un autre manquait à son tour. Ils ne savaient pas où ils avaient été. Ils se rendaient à peine compte qu’ils avaient disparus parce qu’ils se le disaient entre eux. Les adultes refusaient de répondre à leurs questions.

Alice, lorsqu’elle eut assez grandi pour prendre la mesure de la situation, commença à les espionner pour comprendre. À force de patience, elle y parvint.

18 mai 1957

Cher Journal,

J’ai le fin mot de l’histoire et, depuis, je ne sais pas quoi faire. Me suicider ? Mettre le feu à l’Institut ?

Voilà. Je suis… nous sommes les sujets d’un programme mené par l’Armée ou les Services Secrets, ou les deux, je n’ai pas bien compris — et peu importe.

Nous avons subi un conditionnement psychologique profond visant à faire de nous des sortes de bombes à retardement. Notre éducation, si soignée, était destinée à nous faire entrer dans le monde jusqu’à des positions choisies où nous aurions tenu notre place, garder notre rang près de notre cible jusqu’à ce que nous soyons « activés ». Pour cela,une phrase à la fois simple et inhabituelle, facile à retenir, si improbable qu’on ne peut prononcer par hasard. Alors, la « bombe » s’active, le sujet devient un monstre de haine et de violence, et tue, et massacre jusqu’à épuisement. J’ai pu apercevoir quelques séances de conditionnement, et j’en frissonne encore.

J’ai découvert ma phrase. Je peux la dire, la lire, mais je ne peux pas l’entendre. Cette phrase, c’est…


Alphonse entre à ce moment dans la chambre sans bruit. Il a appelé Isabelle plusieurs fois, mais elle ne l’avait pas entendu, trop plongée dans sa lecture.

Il s’approche d’elle, entoure sa taille de ses bras et lit, à voix haute, par dessus son épaule :

— Quels mots étranges ! « De l’autre côté du tiroir. »

Un voile noir tombe sur la conscience d’Isabelle. Elle n’a pas le temps de comprendre pourquoi cette coiffeuse lui paraissait si familière. Elle ne réalise pas qu’elle était Alice, il y a bien longtemps. Elle ne se souvient pas que le Docteur Klein avait réussi à la soustraire à ses bourreaux et à lui offrir une nouvelle vie, mais sans parvenir à la déconditionner tout à fait. Elle n’a pas le temps de s’interroger sur cette étrange coïncidence qui a mené cette coiffeuse chez elle et fait ressurgir son passé oublié, effacé.

Le monstre qui sommeillait de l’autre côté du tiroir s’est éveillé, ne laissant d’Alphonse et d’Alice que des lambeaux de chair et d’âme.